Togo-Réflexion : Covid-19, état d’urgence et protection des droits humains

Société Civile Médias
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Par Syril AGBLEGOE, Spécialiste des Droits Humains

(Société Civile Média) – Instauré depuis le 02 avril 2020, la prorogation de l’état d’urgence ce 15 septembre 2020  pour une durée de six mois, permet au gouvernement de disposer des outils juridiques nécessaires pour mieux protéger les populations togolaises contre la pandémie du Coranavirus. Comme l’a affirmé le chef du gouvernement devant les parlementaires, « le gouvernement utilisera  ces deux outils juridiques dans le seul but d’apporter une réponse urgente, coordonnée d’envergure à la pandémie du Covid-19 ».

Ces intentions, on ne peut plus louables du gouvernement, contrastent de manière drastique avec les déclarations des organisations de la société civiles et  celles des sociétés politiques qui, justement, à tort ou à raison, s’inquiètent d’une utilisation tendancieuse de ces outils, conduisant à une  restriction injuste de l’espace civique en générale et celle des libertés fondamentales dans notre pays, en particulier.

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Comme par hasard, l’actualité politique récente liée à la manifestation pacifique publique que prévoit d’organiser les responsables de la dynamique Monseigneur KPODRO,  permet d’évaluer cette liberté à l’épreuve de l’état d’urgence, mais aussi de voir si la réponse des autorités publiques est en phase avec les engagements et standards internationaux en la matière.

En effet, l’émergence rapide du Covid-19 a provoqué une crise mondiale sans précédent. Cette grave crise exerce des pressions et affecte les gouvernements, qui ont adopté des décisions exceptionnelles relatives à une situation imprévue. Les systèmes de gouvernance des sociétés libérales et démocratiques ont été au moins temporairement altérés. Plusieurs pays ont également utilisé les circonstances particulières associées à la pandémie pour renforcer des restrictions déjà existantes aux droits fondamentaux, pour en introduire d’autres et pour accroître le contrôle sur les activités des citoyens. En particulier, l’exercice de la liberté d’expression et l’activité des journalistes et des médias, ainsi que le droit des citoyens à l’accès à l’information publique ont été particulièrement touchés par cette crise majeure.

Au Togo, de nombreuses dispositions d’urgence  ont été utilisées directement pour restreindre l’exercice des droits civils et politiques mais aussi des droits économiques et sociaux culturels, avec comme justificatif ultime, la nécessité de protéger la santé publique.

Pour les analystes des  droits humains, une lutte efficace contre le Covid-19 se doit de se conjuguer avec une approche basée sur les droits humains dont la protection s’avère par ailleurs nécessaire.

  1. De la nécessité de protéger les droits de l’homme en période de Covid-19

Deux arguments à la remorque de cette affirmation

Arguments 1 : Les prérogatives découlant de l’état d’urgence sont encadrés par le droit international des droits de l’homme

Conformément au droit international, dans une période d’urgence publique qui menace la vie des nations, les Etats peuvent prendre des mesures dérogatoires concernant certains de leurs obligations et engagements en matière de droits de l’homme, en vertu des instruments de droit international et régional dans la mesure strictement requise par les exigences de la situation.

Cette disposition est contenue dans :

  •  l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte),
  • l’article 27 de la Convention interaméricaine des droits de l’homme (Convention interaméricaine) 
  •  l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention européenne)
  •  La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne contient aucune disposition sur ce domaine spécifique.

En tout état de cause, outre la possibilité d’appliquer les dérogations prévues dans les instruments régionaux, le cas échéant, tout État peut adopter des mesures d’urgence sur la base des règles, principes et conditions inclus dans le précité article 4 du Pacte qui dispose que : «  Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale ».

Le Commentaire général numéro 29 du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (le CDH)  consacré à la question des états d’urgence dans le cadre du précité article 4 du Pacte, offre de nombreux critères et recommandations concernant l’interprétation de cet article. Dans ce contexte, les plus pertinents sont les suivants :

Les États doivent agir dans le cadre de leurs dispositions constitutionnelles et d’autres dispositions régissant la proclamation de l’état d’urgence et l’exercice des pouvoirs d’urgence. Ces normes établissent généralement des conditions, des exigences et des procédures spécifiques concernant l’adoption de ces régimes exceptionnels. Cela dit, ces dispositions doivent être interprétées conformément aux normes internationales et régionales.

Dans une situation autre qu’un conflit armé, les États devraient examiner attentivement la justification et les motifs pour lesquels cette mesure est nécessaire et légitime à l’égard des circonstances.

 • Les mesures auront une portée strictement limitée aux exigences de la situation. Cette contrainte concerne la durée, la couverture géographique et la portée matérielle de l’état d’urgence et toute mesure dérogatoire prise en raison de l’urgence.

 • Certaines dispositions du Pacte ne peuvent, en aucun cas, faire l’objet d’une dérogation. (articles 6, 7, 8 , 11, 15, 16 et 18, droits liés à la personne humaine, droit à la vie, à l’intégrité de la personne, habeas corpus.)

. Les États ont l’obligation légale de restreindre toutes les dérogations à celles strictement requises par l’urgence de la situation. Aucune mesure dérogatoire aux dispositions du Pacte ne peut être incompatible avec les autres obligations de l’État partie au regard du droit international, en particulier avec les règles du droit international humanitaire.

• L’État se prévalant du droit de dérogation doit informer immédiatement les autres parties, par l’intermédiaire du Secrétaire général des Nations Unies, des dispositions auxquelles il a dérogé et des motifs justifiant cette dérogation

Argument 2 : Le respect des droits humains est essentiel à la lutte contre le Covid-19

 Outre le caractère fondamental des droits qui nécessitent une protection, il est de même constaté que le respect des droits est également essentiel pour lutter contre la pandémie du COVID-19 et ses effets. Par exemple, la liberté de la presse permet aux médias de  mener des enquêtes et d’exposer des mensonges dangereux sur le virus, offrant une alternative aux fausses informations qui circulent sans contestation sur des applications de messagerie. La liberté d’expression permet au public de discuter des réponses politiques à la pandémie et de tenir les autorités responsables de leurs actions.

Selon les orientations des Nations Unies sur le Covid-19, il ressort que lorsqu’on limite la participation des parties prenantes et les commentaires critiques, y compris les débats impliquant des experts, des professionnels de la santé, des journalistes et d’autres influenceurs, on empêche une réponse efficace au Covid-19.

Les restrictions d’accès aux données pertinentes, la censure, les restrictions ou la criminalisation des activités journalistiques violent non seulement les droits de l’homme, mais également érodent la confiance dans les mesures sanitaires prises par les autorités, aggravant les menaces potentielles pour la santé et la vie humaines. Plus que jamais, il est important que l’information circule et que les gens y aient accès.

Selon toujours ces   orientations des Nations unies, « Les lois pénalisant la liberté d’expression basées sur des concepts vagues tels que les « fausses nouvelles » ou la désinformation en relation avec la pandémie du Covid-19, ne sont pas compatibles avec les exigences de légalité et de proportionnalité ». Faire taire des voix critiques ou dissidentes ou imposer des sanctions pénales pour des déclarations inexactes liées à la COVID-19 sapera la confiance et toute réponse sanitaire efficace.

Par ailleurs, l’appel de la  Commission africaine des droits de l’homme et des peuples  relativement à la préservation des droits sociaux économiques en période de Covid conforte cette idée selon laquelle état d’urgence ne rime pas avec négation des droits de l’homme; « La Commission africaine reconnaît la légitimité des préoccupations quant aux impacts socio-économiques de certaines des mesures de prévention et d’endiguement du COVID-19, en particulier pour les couches de la société vulnérables d’un point de vue socioéconomique et, rappelant sa déclaration du 28 février sur le COVID-19, réaffirme l’obligation des États de veiller à ce que les mesures adoptées soient conformes aux principes de légalité, nécessaires et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique, et accompagnées par des mesures stratégiques adaptées au contexte, afin d’en atténuer les effets pervers, en particulier sur les catégories les plus vulnérables de la société1 . » La Commission souligne en plus la nécessité de respecter les principes de légalité, de non-discrimination et d’égalité, d’accès à l’information, de protection des groupes vulnérables et de mesures de contrôle, entre autres.

II-  Peut-on garantir la liberté de manifestation en période d’état d’urgence ?

L’annonce de la Dynamique  Mgr KPDZRO, la semaine dernière, appelant la population de Lomé à réclamer le 04 octobre 2020, la victoire du candidat AGBEYOME KODJO lors de la présidentielle du 22 février  relance le débat  sur l’effectivité de l’une des libertés les plus restreintes au togo depuis quelques années en période  normal. On imagine aisément que ce n’est pas en temps exceptionnel qu’une telle situation pourra trouver une solution raisonnable. C’est la raison pour laquelle les observateurs avisés de la scène politique togolaise peuvent deviner avec une certaine aisance, la suite qui est réservé à cette initiative de la dynamique par les autorités togolaise.

S’il est avéré que depuis des années, la philosophie du gouvernement est saisie par une conception sécuritaire de la gestion du pays, il n’en demeure pas moins que la vérité des droits  humains  sera toujours dite et rappelée par  devant les standards internationaux. Sur le sujet, on se souvient de la réaction musclée des rapporteurs spéciaux  sur les récentes modifications apportées à la loi encadrant l’exercice de la liberté de réunion et de manifestation au Togo.

Spécifique en ce qui concerne la liberté de manifestation même en période exceptionnelle, les Nations Unies appellent les États à faire des efforts afin de la rendre effective.

Ainsi donc, selon le Haut commissariat aux droits de l’homme, « Bien que des restrictions exceptionnelles aux rassemblements physiques puissent être nécessaires pendant les périodes d’urgence sanitaire, elles doivent être fondées sur la loi, nécessaires et proportionnées à l’objectif visé.  Des restrictions de mouvement depuis les lieux de résidence peuvent être nécessaires pour des raisons de santé légitimes et peuvent avoir une incidence sur la capacité d’organiser des rassemblements physiques. Les États devraient veiller à ce que le droit de tenir des réunions et des manifestations puisse être réalisé, et ne limiter l’exercice de ce droit que dans la mesure strictement nécessaire à la protection de la santé publique. En conséquence, les États sont encouragés à réfléchir à la manière dont les manifestations peuvent être organisées conformément aux besoins de santé publique, par exemple en prévoyant une distance physique. Les restrictions relatives aux rassemblements publics devraient être constamment évaluées pour déterminer si elles continuent d’être nécessaires et proportionnées ».

Pour ainsi dire la règle, c’est la liberté, et l’exception ce sont les restrictions induites par les mesures de police.