TOGO-INTERVIEW : Justin BADJALIWA analyse le retrait du Bénin et de la Côte d’Ivoire de la Cour africaine des droits de l’Homme

luzdelsol668
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(Société Civile Média) – Le 29 avril dernier, la Côte d’Ivoire a retiré sa déclaration de compétence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP).  Ce retrait faisait suite à la décision de cette juridiction ordonnant la suspension du mandat d’arrêt lancé par la justice ivoirienne contre Guillaume Soro. Avant la Côte d’Ivoire, le Bénin avait pris la même décision quelques jours plus tôt,  après que la Cour ait ordonné la suspension, le 17 avril dernier, de l’organisation des élections communales et municipales, prévues le 17 mai. Quelle analyse faire de ces décisions et quelles pourront en être les conséquences ?  Juriste, coordonnateur du Programme Régional-Afrique du CACIT (Collectif des Associations Contre l’Impunité au Togo), Justin BADJALIWA (photo) revient sur ces retraits dans cette interview, et évoque les éventuelles répercussions sur les justiciables ivoiriens et béninois. Il fait également des recommandations pour garantir la protection des Droits de l’Homme par les juridictions régionales. Lisez plutôt !

M. Justin BADJALIWA, avant d’aller dans le vif du sujet, pouvez-vous nous en dire un peu sur le Programme régional-Afrique dont vous êtes le coordonnateur au CACIT ?

Le programme régional-Afrique a été mis en place par le CACIT depuis 2019 pour adresser les différentes problématiques liées aux droits de l’Homme en général, à la migration et à la torture, à l’état de droit et à la bonne gouvernance en Afrique.

Ce programme a débuté avec la mise en place de deux groupes de travail coordonnés dans le cadre du réseau SOS-Torture de l’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT). Le premier est composé de dix (10) experts et a pour mission de faire des recherches sur la migration et la torture en Afrique. Quant au second, il s’occupe de la soumission stratégique des plaintes au niveau des mécanismes nationaux, régionaux et internationaux de protection des droits de l’Homme, notamment sur les cas de torture et de mauvais traitements. Il est animé par seize (16) avocats africains.

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Nous avons constaté qu’à quelques exceptions près, la plupart des pays africains partagent presque les mêmes difficultés et les mêmes défis en matière des droits de l’Homme notamment sur les questions de lutte contre la torture, de migration, de démocratie, d’état de droit et de bonne gouvernance.

Le CACIT a donc estimé que, sur la base de son expérience et son expertise en matière des droits de l’Homme, de gouvernance et de démocratie,il lui serait plus intéressant d’élargir son horizon à d’autres titulaires de droits en développant des synergies avec d’autres acteurs de la société civile au niveau africain.

Il s’agit de créer un cadre de d’actions concertées, de mutualisation des efforts, de partage de bonnes pratiques et de leçons apprises en vue de répondre aux défis individuels et communs des Etats. Tel est l’ambition du programme Afrique.

Dans le cadre de ce programme, vous avez récemment sorti un communiqué relatif au retrait de la déclaration de compétence de la Cour Africaine des droits de l’Homme et des peuples du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Qu’entendiez-vous apporter comme message ?

A travers ce communiqué de presse en date du 30 avril 2020, le CACIT et les autres organisations membres du réseau SOS-Torture Afrique ont exprimé leurs vives inquiétudes face à la décision de l’État ivoirien et béninois de retirer leur déclaration de la compétence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. En rappel, le Bénin et Côte d’Ivoire sont respectivement le troisième et le quatrième pays à retirer aux personnes physiques et aux ONG le droit de saisir directement la Cour africaine, organe judiciaire de premier plan sur le continent.

Nous avons relevé que ces décisions ont de lourdes conséquences pour les justiciables ivoiriens et béninois en ce qui concerne l’accès au droit à la justice. Désormais ces justiciables notamment les personnes physiques et organisations non gouvernementales se voient retirer le droit de saisir directement la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples siégeant à Arusha en Tanzanie.

Cette posture est de surcroît un frein à l’effectivité des engagements internationaux des Etats en matière des droits de l’Homme. Ainsi avons-nous recommandé à ces deux (2) de revenir sur leurs décisions.

Justin Badjaliwa au Palais des Nations Unies à Genève

Quelle analyse faites-vous de ces décisions de retrait ?

Permettez-moi d’abord de faire observer que la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) est une cour régionale créée par les Etats africains afin d’assurer la protection des droits de l’homme et des peuples, des libertés et des devoirs en Afrique. La cour a été créée en vertu de l’article 1 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Il faut noter que la saisine de la Cour par les individus et les ONG n’est possible qu’à la condition qu’outre la ratification du présent Protocole, l’Etat fasse une déclaration facultative acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes émanant de ses citoyens, au titre de l’article 34. 6 du protocole qui dispose : «À tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’Etat doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un Etat partie qui n’a pas fait une telle déclaration ».

Ce rappel fait, il est important de relever qu’avant avril 2020, seulement dix (10) Etats sur trente (30) ayant ratifié le protocole ont fait cette déclaration et deux (2)l’ont déjà retiré. Le Bénin et la Côte d’ivoire viennent de rejoindre les pays ayant fait ce retrait, respectivement le 23 avril 2020 et le 29 avril 2020. Le retrait desdites déclarations sont faites suite à deux décisions retentissantes rendues par la CADHP.

Concernant le Bénin, dans l’affaire M. Sébastien AJAVON c/ le Bénin, le requérant a introduit deux requêtes : une requête introductive d’instance alléguant la violation de plusieurs de ses droits, dont celui de participer aux affaires publiques de son pays et une requête aux fins de mesures provisoires sollicitant le sursis à la tenue des élections communales au Bénin, prévues pour le 17 mai 2020. « A l’appui de ses prétentions, il expose qu’il existe une extrême urgence résultant de ce qu’il risque d’être privé de participer à ladite élection » et donc un risque d’atteinte à son droit de participer à la direction des affaires publiques de son pays,un droit protégé par l’art. 13 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. La Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, par ordonnance du 17 avril 2020 lui a fait droit en ordonnant au Bénin de « surseoir à la tenue de l’élection des conseillers municipaux et communaux prévue pour le 17 mai 2020 jusqu’à ce que la Cour rende une décision au fond ».

Relativement à la Côte d’Ivoire, dans l’affaire Guillaume Soro et autres c/ la Côte d’ivoire, les requérants poursuivis en Côte d’Ivoire pour des faits de détournement de derniers publics et atteinte à l’autorité et l’intégrité de l’Etat, déposent devant la CADHP deux requêtes. L’une au fond pour violation par l’Etat de Côte d’Ivoire de leur droit à un procès équitable et de la liberté d’aller et venir de l’ancien Premier ministre M. Guillaume SORO en exil en France. L’autre, aux fins de l’octroi de mesures provisoires au motif que le mandat d’arrêt qui vise M. Guillaume Soro constituerait une atteinte grave à ses droits politiques, notamment celui de faire campagne pour les élections présidentielles d’octobre 2020 auxquelles il s’est déclaré candidat. La Cour a donc fait droit à cette demande de mesures provisoires. Une ordonnance rendue par la Cour en date du 22 avril 2020 demande à l’Etat ivoirien de « surseoir à l’exécution le mandat d’arrêt émis contre Guillaume Kigbafori Soro,…faire un rapport à la Cour sur la mise en œuvre des mesures provisoires ordonnées dans la présente décision dans un délai de trente (30) jours, à compter de la date de sa réception ».

Entre autres raisons pour justifier leur retrait, trois (03) retiennent mon attention à savoir,les « errements et les dérapages » répétés, « les graves et intolérables agissements de la CADHP » et l’atteinte à la souveraineté de l’Etat et à l’autorité et au fonctionnement de la justice nationale.

Ensuite, en suivant de près ces événements, il y a lieu de faire un certain nombre d’observations sur la forme et le fond. Ainsi, sur la forme, la jurisprudence de la Cour avait déjà légitimé la décision de retrait notamment le cas du Rwanda en 2016. La cour avait invoqué le fondement de la préservation de la sécurité juridique prévue à l’article 56 de la convention de Viennes sur le droit des traités. Il fixe à 1 an le délai de notification du retrait. Ce qui voudrait dire qu’en l’état, les effets du retrait de la déclaration de la cour par le Bénin et la Côte d’Ivoire ne peuvent intervenir qu’après un an. La Cour reste saisie de toutes les affaires pendantes devant elle au cours de ce délai.

Cependant sur le fond, les raisons évoquées ne nous semblent pas soutenables au regard des enjeux liés à la protection des droits de l’Homme dans les pays concernés voire en Afrique toute entière. Il est connu que les Etats se cachent très souvent derrière la souveraineté nationale lorsqu’une une décision de justice régionale ou internationale vient porter un coup à leurs intérêts en matière politique. En tout état de cause, ce n’est pas un bon signal pour l’Afrique au regard des carences constatées au niveau des juridictions nationales. En plus, le fait pour les Etats membres de l’Union Africaine de faire ce revirement porte à croire qu’ils ne font pas confiance aux instances régionales qu’eux-mêmes ont mis en place ou alors qu’ils ne sont pas prêts pour le renforcement de la lutte contre l’impunité dans leurs pays.

En plus, cette situation peut porter atteinte aux résultats attendus dans le cadre de la mise en œuvre de l’aspiration 3 de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine (UA) qui prévoit « Une Afrique de bonne gouvernance, de démocratie, de respect des droits de l’homme, de justice et d’état de droit. »

Il y a lieu de craindre pour la crédibilité et la légitimité de la Cour. Avec moins d’Etats faisant confiance à la Cour, cette dernière est diminuée dans son rôle de protection des droits de l’Homme sur le continent. Certes, les Etats peuvent directement la saisir, mais la situation engendrée par le retrait de certains Etats entachera forcement son image et sa crédibilité.

En fin nous estimons également qu’au-delà de tous les débats doctrinaux, polico-judiciaires sur ce sujet, il faut faire remarquer que la question principale de la déclaration de compétence des Etats pourrait être un obstacle phare à l’affermissement de cet organe que les Chefs d’Etats et de gouvernement ont bien voulu mettre en place pour renforcer l’accès à la justice en Afrique.

Quelles sont les recommandations que vous faites pour garantir la protection des Droits de l’Homme par les juridictions régionales ?

Nous ferons trois (03) recommandations essentielles.

D’abord, nous exhortons les Etats ayant retiré leur déclaration de compétence à reconsidérer leur décision et à privilégier un dialogue constructif avec la Cour afin de permettre qu’un recours effectif soit garanti aux citoyens en quête de justice. ;

Ensuite nous en appelons à l’Union Africaine pour une réforme stratégique du protocole portant création de la Cour. Dans cette veine, il serait plutôt judicieux dans une perspective d’efficacité du mandat de la Cour de préconiser une compétence tacite après ratification du protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création de la Cour.

Enfin nous encourageons également les Etats qui n’ont pas encore fait cette déclaration d’y adhérer en vue du renforcement de l’Etat de droit en Afrique par l’accès à la justice.

Votre mot de fin

Je voudrais vous remercier pour l’opportunité que vous me donnez en tant que coordonnateur du programme régional-Afrique du CACIT de m’exprimer sur ce sujet important du renforcement de l’Etat de droit en Afrique. Mon ambition à la tête de ce département est de contribuer à relever défis liés à la protection et à la promotion des droits de l’Homme en Afrique, notamment les défis liés à la prévention et à la lutte contre la torture, à l’impunité et d’accompagner les Etats africains à amorcer des changements structurels en matière des droits de l’Homme, de l’état de droit et de la démocratie.

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